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Choléra, Dieu ou l’Esprit invisible, hygiène, eau potable et eaux usées et … la guerre !

recommandations actuelles de l’OMS pour lutter contre le choléra :

« La vaccination ne doit pas perturber la mise en œuvre d’autres interventions de santé hautement prioritaires destinées à préve­nir ou combattre des flambées épidémiques de choléra.

La prise en charge adéquate des cas, les interventions en faveur de l’eau, l’assainissement et l’hygiène, la surveillance et la mobilisation des communautés demeurent les pierres angulaires de la lutte contre le choléra.

 La vaccination se veut complémentaire des autres mesures de lutte et devrait être mise en œuvre dans les contextes pertinents dans le cadre de stratégies globales de lutte contre le choléra ou pendant l’élaboration des autres activités. »

[1] OMS Relevé épidémiologique hebdomadaire 25 AOÛT 2017, 92e ANNÉE No 34, 2017, 92, 477–500 http://www.who.int/wer

Choléra, Dieu ou l’Esprit invisible, hygiène, eau potable et eaux usées et … la guerre !

 Le point au XXI nième siècle.

Dans l’imaginaire populaire, cette maladie diarrhéique qui peut tuer en quelques heures constitue « la deuxième peste », celle qui terrorisa l’Europe du 19ème siècle. C’est une toxi-infection intestinale strictement humaine due à des bactéries de l’espèce Vibrio cholerae découverte par Pacini à Florence en 1854.

Qu’est ce que le choléra ?

Cette maladie se transmet uniquement par contamination féco-orale, les selles d’un malade ou d’un porteur sain[1] contaminant l’eau de boisson ou des aliments des futurs malades. Les principaux réservoirs de la bactérie sont l’homme et les milieux aquatiques propices à la prolifération d’algues comme l’eau saumâtre et les estuaires. Il n’y a pas d’immunité naturelle, mais la maladie confère une protection brève (3 mois environ) dès le 7e jour de la maladie et les nouveau-nés allaités sont protégés.

Après une courte incubation silencieuse (deux heures à quelques jours), l’entrée dans la maladie se caractérisée par des diarrhées aqueuses brutales, incolores prenant un aspect « eau-de-riz » d’odeur fade, sans fièvre.

La confirmation biologique du diagnostic (outre l’évidence clinique dans le cadre d’une épidémie) repose sur la culture de germes à partir des selles. L’examen au laboratoire met en évidence un vibrion du groupe antigénique O1 ou O139[2] dont la toxine[3] entraîne la majorité des symptômes. Il existe aussi des tests rapides basés sur des techniques immunologiques permettant de confirmer le diagnostic en 15 minutes.

Dans les formes les plus graves les diarrhées, très abondantes et fréquentes (50 à 100 par jour) peuvent entraîner la mort en quelques heures par déshydratation sévère, insuffisance rénale, hypokaliémie, œdème pulmonaire et collapsus cardio-vasculaire.

Chez les malades qui guérissent, le vibrion disparaît des selles spontanément en 7 à 14 jours. C’est la contagiosité considérable[4] de la maladie et sa rapidité d’évolution qui est à l’origine de la peur qu’elle a toujours inspirée à juste raison.

Le choléra dans l’Histoire

« Depuis l’Antiquité déjà, les premières civilisations sédentaires se sont attachées à l’évacuation de leurs eaux usées. À l’époque, les épidémies se propagent rapidement et la nécessité de faire sortir les eaux de la ville se fait ressentir. Sur tous les continents, on voit alors naître les premiers systèmes d’égouts. Ainsi, L’Empire Romain, l’Egypte ou encore les cités d’Harappa (Pakistan actuel) étaient déjà équipés de réseaux de canalisations, de latrines et de fosses d’aisances au IIIème siècle avant J-C. À cause des guerres et des difficultés politiques de l’Empire romain, ces ouvrages sont abandonnés à partir du IIIème siècle de notre ère.

Au Moyen-Âge, toutes ces installations sont complètement abandonnées. La plupart des habitations n’ont pas de fosses d’aisances et les égouts n’existent pas, alors on jette tout dans la rue : les eaux usées domestiques sont jetées par la fenêtre auxquelles viennent s’ajouter les déchets issus des activités urbaines. Il y règne une odeur putride et les épidémies de peste, de choléra et de typhus ravagent la population durant des siècles. Et cette situation durera jusqu’au XVIIIème siècle… »[5]

Historiquement, les épidémies[6] de choléra, ont touché des dizaines de millions de personnes et causé des centaines de milliers de décès. Le choléra est endémique[7] dans le bassin du Gange depuis plus de deux millénaires, ainsi qu’en attestent les textes indous du Susruta conçus quelques siècles avant J-C et rédigés aux alentours du second siècle de notre ère. La maladie était alors confinée à l’actuel Bangladesh et les contrées limitrophes, mais une épidémie a été observée à Java au 15ème siècle.

Le récit d’un officier de Vasco de Gama racontant une épidémie de diarrhées, responsable en quelques heures de 20000 morts à Calicut en 1503 constitue la première description de la maladie par un Européen.

Jusqu’en 1817, le choléra est resté confiné aux Indes, mais le développement du commerce maritime et les échanges intercontinentaux ont permis l’apparition de pandémies et nécessité l’organisation d’un réseau de surveillance internationale pour les limiter.

La première pandémie (1817-1825) partie de l’océan indien s’est étendue aux pays adjacents, puis à l’Asie Mineure, la Russie, et l’Europe.

La seconde pandémie née à la Mecque en 1826 a contaminé l’Égypte, puis l’Europe dont la France. En France l’épidémie fit 100 000 morts en 1832 dont près de 20 000 à Paris comme Eugène Sue le décrivit[8] :

« le parvis de Notre-Dame était presque chaque jour le théâtre de scènes terribles, la plupart des malades des rues voisines que l’on transportait à l’Hôtel-Dieu affluant sur cette place … A chaque instant, des civières, des brancards apportaient de nouvelles victimes … Les brancards n’ayant aucune couverture, quelques fois les mouvements convulsifs d’un agonisant écartaient le drap, qui laissait voir une face cadavéreuse ».

C’est à l’issue des obsèques du général Lamarque, victime de cette épidémie, qu’ont débutées les émeutes décrites par Victor Hugo dans « Les Misérables ». Gavroche aurait pu chanter « si j’suis tombé par terre c’est la faute à Voltaire, la tête dans le ruisseau, c’est la faute à Vibrio ».

La troisième pandémie (1846-1861) s’est propagée plus rapidement grâce aux navires à vapeur. Partie de Chine, elle a atteint le Maghreb, puis l’Europe, dont à nouveau la France en 1853. Lors de l’épidémie de Londres, John Snow, étudiant la diffusion du choléra autour de Broad Street a montré que l’eau constituait le vecteur primordial dans la propagation de la bactérie[9].[10]

La quatrième pandémie (1863-1876) a touché l’Europe du Nord, puis la France : Marseille et la Normandie (en 1865), Paris, Caen, Le Havre (en 1873), l’Afrique du Nord et l’Amérique du Sud.

La cinquième pandémie (1883-1896) : partie de l’Inde vers plusieurs continents, et la France : Paris, Marseille, Toulon.

En 1884, Guy de Maupassant écrivait :

le choléra c’est autre chose, c’est l’invisible, c’est un fléau d’autrefois, des temps passés, une sorte d’Esprit malfaisant qui revient et qui nous étonne autant qu’il nous épouvante(La peur. Le Figaro, 1884).

La sixième pandémie (1899-1923), de l’Asie, l’épidémie se répand en Russie et de là en Europe centrale, mais épargne les grandes cités d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord récemment protégées par leurs travaux d’urbanisme et les progrès de l’hygiène.

La septième pandémie, partie de de l’archipel des Célèbes en Indonésie en 1961, a touché successivement le Moyen-Orient et une petite partie de l’Europe de l’Est puis l’Afrique, et l’Amérique latine en 1991.

 La guerre, pourvoyeuse d’épidémie : le Yémen depuis 2016, trois vagues épidémiques, de l’ordre d’un million de personnes touchées.

« Le choléra est causé par la propagation d’une bactérie via les eaux usées. En temps normal, on guérit facilement du choléra, grâce à la réhydratation des patients et à des antibiotiques. Pour nous, l’étendue de l’épidémie et sa gravité sont directement liées à la guerre au Yémen et à ses effets collatéraux. C’est-à-dire ?

Le choléra se développe quand les conditions d’hygiène sont dégradées. Elles le sont particulièrement au Yémen, déjà le pays le plus pauvre du monde arabe, en raison de la destruction des infrastructures, causée par les combats et les bombardements. 50% des établissements de soins qui ne sont plus fonctionnels, soit parce qu’ils ont été détruits par la guerre, soit parce que les personnels soignants manquent. »[11] 

 Quand un logiciel prévoit les épidémies pour aider la distribution de moyens ! « En 2017, le choléra a tué plus de 2 200 personnes au Yémen. Face à cette tragédie, des chercheurs ont mis au point un programme qui cherche à prédire les épidémies. Pour cela, le logiciel combine les données météo fournies par les satellites de la NASA et les informations sur la densité de population et l’accès à l’eau sur le territoire yéménite. Cela permet de déterminer quatre semaines à l’avance le début d’une crise épidémique.

L’observation des précipitations est cruciale car les pluies importantes submergent le réseau d’égouts, endommagé par la guerre, et participent en grande partie à la propagation de la bactérie du choléra.

Les informations fournies par le programme sont alors transmises à l’Unicef, qui distribue aux endroits sensibles kits d’hygiène, comprimés de chlore et conseils pour prévenir la propagation de la maladie. Le nombre de malades a diminué cette année, mais l’ONU craint cependant une troisième vague épidémique. Trente mille personnes meurent du choléra chaque année dans le monde, principalement en Asie du Sud et en Afrique »[12].

Une information en direct de l’Organisation mondiale de la santé ce début aout 2018 inquiète à nouveau.

 « Plus de 1,1 million cas présumés de choléra ont été enregistrés au Yémen depuis 2017 avril, selon les derniers chiffres de l’OMS, et plus de 2 300 décès associés.

L’avertissement d’une probable nouvelle épidémie est venu un jour après les frappes aériennes à Hodeidah- attaquée par une coalition internationale dirigée par l’Arabie saoudite qui a frappé un marché du poisson occupé et l’entrée du plus grand hôpital du pays, Al-Thawra  »[13].

La campagne de vaccination orale n’a pas endigué le risque : « La phase initiale de cette campagne préventive de vaccination vise plus de 350.000 personnes dans quatre districts de la grande ville d’Aden, dans le sud du Yémen, a précisé la branche yéménite de l’OMS dans un tweet. L’opération est soutenue notamment par le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) et par la Banque mondiale.

Vendredi, des chercheurs ont averti que le Yémen, pays pauvre ravagé par une guerre depuis plus de trois ans, risque de voir son épidémie de choléra repartir de plus belle avec la saison des pluies. Plus d’un million de cas suspects avaient été détectés l’an dernier. Les précipitations aggravent la contamination, a souligné une étude publiée dans la revue The Lancet Global Health. Plus de la moitié des régions yéménites, peuplées au total de 13,8 millions de personnes, risquent d’être touchées ».[14]

 Récemment, une épidémie a été reconnue en Algérie :

« le 23 août 2018, les autorités algériennes ont finalement reconnu l’existence d’une épidémie limitée de choléra. L’épidémie, circonscrite à la province de Blida (sud-ouest d’Alger), aurait pour foyer unique une source d’eau naturelle contaminée à Hamr Al Ain, sur la bande côtière entre les villes d’Alger et Tipaza. Sur les 172 cas suspects admis à l’hôpital, 61 ont été à ce jour confirmés, dont deux décès ».[15]

 Pour les locaux, l’épidémie serait due à l’épandage illicite d’eaux usées sur des champs de fruits et légumes, alors que le gouvernement affirme que le réseau d’assainissement est globalement fonctionnel. Néanmoins des habitants dénoncent le retard, la lenteur, voire l’arrêt des travaux qui « durent et perdurent » [16][17]

Situation à risque en ce fin du mois d’août 2018 et la sécheresse de l’été en Algérie : « Situation environnementale, risque du retour d’autres épidémies :

Le choléra met aussi sous le feu des projecteurs une réalité sur laquelle des militants écologistes ne cessent d’alerter depuis des années. « Ayant parcouru des wilayas, cet été, j’ai pu constater que des égouts se déversent dans les oueds. Du côté de Tipaza, j’ai pu voir des agriculteurs pomper les eaux usées pour irriguer leurs exploitations », affirme Amar Adjili, qui milite pour un environnement propre en organisant régulièrement des collectes de déchets avec des volontaires à travers tout le territoire national. » [18]

 Facteurs de transmission du choléra

À côté des facteurs essentiels de la transmission de la maladie (contamination de l’eau de boisson ou des aliments et manque d’hygiène), il faut souligner le rôle joué par la mondialisation et les progrès techniques des transports dans l’apparition des pandémies.

Les deux premières pandémies sont nées du commerce international, via les voyageurs qui ont voyagé durant des semaines ou des mois sur des bateaux à voile. Les quatre suivantes ont été favorisées par la révolution industrielle transportant plus rapidement le vibrion par les navires à vapeur jusqu’au cités ouvrières surpeuplées et insalubres.

La septième a emprunté l’avion, pour aller en quelques heures d’un continent à l’autre grâce à des passagers porteurs du vibrion. C’est un avion ramenant des pèlerins de La Mecque à Conakry en 1970 qui a réintroduit le choléra en Afrique occidentale. C’est également le transport par avion des soldats de l‘ONU qui a importé d’Asie le choléra en Haïti fin octobre 2010, illustrant dramatiquement la menace que constitue ce fléau dès que la distribution d’eau potable et l’assainissement des eaux usées ne sont plus assurés.

 Prévention : l’hygiène

L’arme principale contre la diffusion de la maladie est comme toujours la prévention par l’hygiène empêchant notamment le croisement de la chaîne alimentaire avec la chaîne des excréments.

La constitution d’un réseau de traitement des eaux usées assurant l’élimination des bactéries pathogènes des selles, et d’un circuit de distribution d’eau potable de qualité représentent les moyens de prévention collective les plus efficaces.[19]

L’élimination des mouches, vecteurs possibles de vibrions peut aussi être utile.

L’établissement et l’application de lois définissant des règles d’hygiène pour l’industrie, le commerce et la manipulation sans risque des produits alimentaires sont essentiels pour prévenir le choléra.

Des campagnes d’éducation visant à promouvoir le lavage des mains avec du savon sont également importantes.

Pour les voyageurs en pays d’endémie, quelques précautions indispensables méritent d’être rappelées :

Lavage soigneux des mains tout particulièrement avant la cuisine ou les repas

Nettoyage et désinfection de tout ce qui a pu être au contact de matière fécale

Utilisation d’une eau potable pour la boisson et le lavage des aliments, en particulier des fruits et légumes qu’il est prudent de peler.

 Utilisation exclusive de l’eau de bouteilles encapsulées ou à défaut une eau bouillie ou javellisée.

Ne pas consommer de fruits de mer, glaçons, crèmes glacées et sorbets dont on ne connait pas avec certitude l’origine.

Traitement

En résumé, assez simple en milieu favorisé disposant d’eau potable et moyens de réhydratation par la veine dans les cas graves, et d’antibiotiques pour stopper la propagation. Compliqué, voire impossible en zone de guerre.

Quand la maladie survient, 80 % des épisodes sont bénins ou de gravité modérée et moins de 20 % des malades présentent une diarrhée aqueuse grave avec des signes de déshydratation.

Sans traitement, près d’un malade sur deux atteint de cette forme grave décède, contre moins de 1 % après une prise en charge moderne.

 Le traitement curatif du choléra déclaré consiste essentiellement à compenser les pertes digestives d’eau et d’électrolytes par l’administration orale d’une solution de réhydratation.

En cas de déshydratation prononcée, on préfère la voie intraveineuse (pour maintenir le patient en vie) jusqu’à la guérison qui peut être facilitée, dans les cas graves, par une antibiothérapie.

Les antimicrobiens permettent des améliorations des symptômes cliniques en réduisant le volume et la durée de la diarrhée, et réduisent la durée d’excrétion du vibrion, quelle que soit la gravité du cas. Les cyclines comme la doxocycline et la tétracycline sont les plus fréquemment prescrites. La ciprofloxacine ou l’azithromycine peuvent être utilisées en cas de résistance à la doxycycline.

 Pourquoi le choléra existe-t-il encore au XXI nième siècle ?

Alors qu’on pourrait éliminer tout risque d’épidémie par des mesures sanitaires élémentaires de fourniture d’eau potable et de traitement des eaux usées, le choléra tue encore beaucoup.

Selon l’Organisation Mondiale de la Santé, il y aurait chaque année 1,3 à 4 millions de cas de choléra, entrainant 21000 à 143 000 décès[20].

A défaut d’eau potable, envisager les vaccins ? 

La mise en œuvre des mesures d’hygiène qui permettent d’éradiquer les épidémies de choléra, risquant de ne pas être réalisée avant plusieurs décennies dans les pays qui en souffrent, il serait utile de disposer d’un vaccin efficace, sans danger et offrant une protection durable, ce qui n’est malheureusement pas le cas aujourd’hui.

Deux types de vaccin anticholérique oral (VCO) sont actuellement disponibles :

le WC-rBS, vaccin monovalent préparé à partir de germes entiers tués (Dukoral®)37 et le WC, vaccin bivalent (O1 et O139) préparé à partir de germes entiers tués (ShancholTM, Euvichol® et mORCVAXTM).

Mais l’efficacité et la durée de protection conférée par ces vaccins restent insuffisantes.

 Les programmes d’aide devraient se concentrer d’abord et avant tout sur les réseaux d’eau potable et d’évacuation des eaux usées, sans mélange possible.

Une comparaison coûts/avantages des investissements dans l’amélioration de l’approvisionnement en eau et dans les programmes de vaccination anticholérique au niveau commu­nautaire a montré que des interventions d’amélioration de l’ap­provisionnement en eau associées à un programme de vaccina­tion anticholérique ciblée avaient beaucoup plus de chances de produire des résultats coûts/avantages favorables qu’un programme de vaccination au niveau communautaire seul[21].

Les recommandations actuelles[22] de l’OMS le rappellent :

« La vaccination ne doit pas perturber la mise en œuvre d’autres interventions de santé hautement prioritaires destinées à préve­nir ou combattre des flambées épidémiques de choléra.

La prise en charge adéquate des cas, les interventions en faveur de l’eau, l’assainissement et l’hygiène, la surveillance et la mobilisation des communautés demeurent les pierres angulaires de la lutte contre le choléra.

 La vaccination se veut complémentaire des autres mesures de lutte et devrait être mise en œuvre dans les contextes pertinents dans le cadre de stratégies globales de lutte contre le choléra ou pendant l’élaboration des autres activités. »

On peut regretter que l’ONU et l’Alliance mondiale pour les vaccins et la vaccination (Gavi) oublient d’accompagner leur campagne de vaccination sans précédent (2 millions de vaccinés) des infrastructures de distribution d’eau car, comme aurait pu le dire Mao :

« Quand on donne un vaccin à une communauté, on la protège en partie quelques années mais quand on lui apprend l’hygiène et on lui fournit l’eau potable on la met définitivement à l’abri  »

De même, le Conseil Supérieur d’Hygiène Publique de France ne recommande pas le vaccin anticholérique chez les voyageurs, pour qui la première prévention contre le choléra demeure le respect des mesures d’hygiène.

 En conclusion, si les causes du choléra ne sont plus à chercher dans la main de Dieu ou de l’esprit invisible au XXIème siècle, nous ne sommes pas à l’abri d’épidémies nouvelles, si nous négligeons quelque peu les règles d’hygiène bien connues individuelles, mais aussi collectives, comme la propreté des villes, l’évacuation des eaux usées, l’existence de lieux d’aisance accessibles pour tous facilement et gratuitement dans les grandes villes comme Paris[23],[24] autant qu’en banlieue et Province.

Eviter les guerres est évidemment un objectif majeur dont la réalisation bien qu’utopique devrait rester une obsession pour les Humains de tous pays !

Seul le respect par TOUS de ces consignes d’hygiène nous mettra à l’abri d’épidémies toujours possibles, pour lesquelles les moyens hospitaliers de plus en plus réduits seraient possiblement vite débordés.

Ne perdons pas un instant notre vigilance face à ces fléaux d’un autre temps, mais qui nous guettent en permanence et pour lesquels les campagnes vaccinales ne protégeront personne. L’hygiène, toujours l’hygiène comme pour la Peste. Et la Paix !

 


[1] Personne infectée ne présentant pas de signe de maladie mais susceptible de disséminer la bactérie.

[2] Il n’y a pas d’immunité croisée entre les souches O1 et O139 ce qui complique l’utilisation des vaccins

[3] Identifiée comme la choléragène, qui inverse le flux hydrosodé au niveau de l’épithélium de l’intestin grêle par activation d’un enzyme, l’adénylcyclase.

[4] L ‘épidémie est parfois explosive comme à Goma en 1994 où ont été constatés environ 30 000 cas en 9 jours

[5] http://www.ma-micro-station.fr/histoire-traitement-eaux-usees-evacuation-depollution.html

[6] Une flambée épidémique de choléra est définie par la survenue d’au moins un cas confirmé biologiquement de choléra, avec une transmission locale avérée.

[7] Une zone d’endémie du choléra est définie comme une zone dans laquelle des cas confirmés de choléra, résultant d’une transmission locale, ont été détectés au cours des 3 dernières années

[8] Eugène Sue, « Le Juif errant »

[9] Snow J. The cholera near Golden-square, and at Deptford. Med Times Gaz 1854 ;9 :321–322.

[10] L ’assainissement des eaux

« Il faut attendre la terrible épidémie de 1854 à Londres, pour qu’un certain John Snow découvre l’origine du choléra. Cette découverte mène à une réflexion sur l’évacuation des eaux usées de la ville et sur les premières idées de création de canalisations enterrées. Tout doucement, avec la croissance de l’urbanisation, les villes développent leur système d’égouts unitaire. Toutes les eaux s’y retrouvent mélangées. Mais cette histoire est celle de la première ville équipée… En Europe, tout n’avance pas de la même manière. La situation est fort différente dans les grandes villes par rapport aux plus petites mais aussi d’un pays à l’autre. En France par exemple, seulement 12% de la population est reliée au tout-à-l’égout en…1960, alors que le premier traité pour l’assainissement de Paris est signé en 1350 ! Les problèmes politiques du Pays vont ralentir fortement les progressions en matière d’hygiène » http://www.ma-micro-station.fr/histoire-traitement-eaux-usees-evacuation-depollution.html

[11] /www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/epidemie-de-cholera-et-famine-au-yemen-un-test-pour-la-diplomatie-de-macron_1908343.html

[12] https://www.lemonde.fr/planete/video/2018/08/29/un-logiciel-predit-les-epidemies-de-cholera-au-yemen_5347635_3244.html

[13] « More than 1.1 million suspected cholera cases have been recorded in Yemen since April 2017, according to the latest WHO figures, with more than 2,300 associated deaths.

The warning of another epidemic came a day after airstrikes in Hodeidah — which has been under assault by a Saudi-led international coalition fighting Houthi rebels — hit a busy fish market and the entrance to the country’s largest hospital, Al-Thawra. » https://edition.cnn.com/2018/08/03/middleeast/yemen-cholera-hodeidah-intl/index.html

[14] http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2018/05/07/97001-20180507FILWWW00145-yemen-vaccination-orale-contre-le-cholera.php

[15] https://www.pourquoidocteur.fr/Articles/Question-d-actu/26718-Cholera-Algerie-mesures-precaution-destination-voyageurs

[16] https://twitter.com/news_ouargla

[17] « La ville sombre dans les eaux usées et d’égouts au vu et su de l’exécutif, #SOS_Ouargla »

[18] http://afrique.lepoint.fr/actualites/l-algerie-ce-que-revele-le-retour-du-cholera-29-08-2018-2246740_2365.php

[19] « Dès 1914, des scientifiques anglais mettent au point un système de bassin où les bactéries présentes vont traiter les eaux usées grâce à leur capacité de dégradation. Aujourd’hui encore, nos stations d’épurations fonctionnent sur ce principe : maintenir les boues dans un bassin et activer par oxygénation les bactéries naturellement présentes dans ces boues pour dégrader le carbone, l’azote et le phosphore. Et c’est également le cas de nos micro-stations. » http://www.ma-micro-station.fr/histoire-traitement-eaux-usees-evacuation-depollution.html

[20] OMS Relevé épidémiologique hebdomadaire Septembre 2017

[21] Jeuland M et al. Cost-benefit comparisons of investments in improved water supply and cholera vaccination programs. Vaccine. 2009 ;27(23) :3109–3120.

[22] OMS Relevé épidémiologique hebdomadaire 25 AOÛT 2017, 92e ANNÉE No 34, 2017, 92, 477–500 http://www.who.int/wer

[23] http://french-francais-rag.com/les-rues-de-paris-et-lhygiene-a-travers-les-siecles/ « C’est le Préfet de la Seine Eugène Poubelle qui va prendre deux arrêtés (en 1883 et 1884) qui vont obliger les propriétaires d’immeuble à mettre à la disposition des locataires des récipients communs munis d’un couvercle et ayant une contenance pouvant aller jusqu’à 120 litres.

Paris, à cette époque, a 2 millions d’habitants et de nombreux immeubles collectifs. Progressivement, les Parisiens vont apprendre à remplir leur récipient avec couvercle qu’ils vont spontanément appeler « poubelle ». (Ce mot entre dans le Grand Dictionnaire Universel en 1890). »

[24] « Avec plus de 6 millions d’individus estimés dans la capitale, les rats sont en train de devenir un véritable phénomène à Paris. Selon les statistiques, on compte aujourd’hui environ 1,75 rat par habitant. Les rongeurs se reproduisent à une vitesse incroyable. Toutes les conditions semblent être d’ailleurs réunies pour les encourager dans ce sens : la nourriture, le refuge et la sécurité.

Et même si le nombre de la population de nuisibles est stable dans certaines régions, les habitants craignent une forte hausse dans les prochaines années. La crue de la Seine et les travaux publics d’aménagement aggravent le problème puisqu’ils poussent les rongeurs à se déplacer encore plus dans les jardins et les lieux touristiques. » https://www.deratisation.com/rats-envahissent-paris.

16/10/2022 (2022-10-16)

Par Nicole Delépine

En écho à l’appel des appels de Roland Gori, ici une suggestion pour le lire, l’écouter, puis penser, et aller mieux.

Roland Gori1, comme d’autres veilleurs, est-il l’équivalent du canari dans les mines qui guettait le danger comme il le raconte ? L’écouter fait toujours du bien, car il nous rappelle déjà la nécessité pour soi-même et son équilibre de penser, de lire, de réfléchir et ensuite de confronter ses idées avec d’autres. Et si l’on est en désaccord avec certaines positions, qu’importe, l’essentiel est de discuter avec les autres, avec soi-même, de redevenir humain et non machine obéissante et soumise.

 

Écoutez cette vidéo de 2020 sur son livre : «  et si l’effondrement avait déjà eu lieu »2

Prenez le temps, il sera gagné !

Et si l’effondrement avait déjà eu lieu : l’étrange défaite de nos croyances3

S’adapter à l’époque, à ses rythmes et mutations, s’impose comme un impératif dans nos sociétés contemporaines.

Dans ces adaptations sociétales, néolibéralisme et scientisme œuvrent au service d’une idéologie du progrès qui semble sans limites. Pris dans une logique du court terme faisant abstraction du temps et de l’espace, le sujet contemporain se trouve contraint à l’adaptabilité, entravé dans sa capacité à penser, à projeter, à créer…

Les crises écologiques et sanitaires actuelles interrogent tout particulièrement ce rapport au monde et à l’humain. S’y associent des discours sur l’effondrement qui ne sont pas sans effet.

Dans son ouvrage intitulé : « Et si l’effondrement avait déjà eu lieu ? L’étrange défaite de nos croyances », Roland Gori nous invite à appréhender et penser l’effondrement, dans une nécessaire articulation entre passé, présent et futur. Relancer la pensée… vers de nouvelles utopies…

Et je dirai pour chacun d’entre nous… Prenons le temps de lire, d’écouter, de réfléchir, il ne sera pas perdu… Sans oublier de lire « la fabrique des imposteurs ».

Appréhendons l’univers de Roland Gori à travers quelques interviews.

Roland Gori : « Il faut rêver le monde pour pouvoir le transformer »4

De « l’Appel des appels » en 20095, à son dernier ouvrage, Un monde sans esprit. La fabrique des terrorismes, en passant par La dignité de penser, La folie évaluation (Les nouvelles fabriques de la servitude) ou L’individu ingouvernable, Roland Gori, apporte sa contribution à l’agora politique.

Question : Vous avez récemment affirmé que plus personne ne croit que le libéralisme puisse réduire les inégalités. Est-ce à dire que le libéralisme est moribond et que la question du « progrès social » par exemple va pouvoir être posée dans de nouvelles conditions ?

R. G. :

« Depuis le début, le libéralisme fait fausse route sur sa conception de l’Homme, il fait l’impasse sur le besoin de reconnaissance sociale, symbolique. Après l’effondrement du Mur de Berlin et l’effondrement du discours révolutionnaire, il y a eu une autoroute pour l’ultralibéralisme ou le néo-libéralisme qui, aujourd’hui, est en train de se discréditer.

Le discours sous la forme du néo-libéralisme des années 1980-1990 n’est plus crédible et on aboutit à une crise qui rappelle la phrase de Gramsci, « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ».

Toutes les affaires qui sortent aujourd’hui mettent en évidence l’état d’un système qui se révèle hypocrite. On fait l’impasse sur le besoin de partager une expérience sensible, une certaine conception de la liberté.

La crise des valeurs libérales de la fin du XIXe siècle a débouché sur la Première Guerre mondiale, dans l’entre-deux-guerres, elle a débouché sur l’émergence de partis totalitaires, qui n’ont pas tenu leurs promesses par rapport à des populations humiliées. On voit comment ces partis ont récolté toutes les colères, les frustrations.

Aujourd’hui, on assiste à l’émergence de nouveaux fruits de cette crise avec Daech, Al-Qaïda, mais aussi le regain des nationalismes avec Trump, le Brexit d’une certaine façon, la montée de l’extrême droite en Autriche, certains gouvernements d’Europe centrale. Nous ne sommes pas dans une situation identique à celle des années 30, mais cela lui ressemble étrangement. D’où l’urgence de proposer une autre conception philosophique, une autre conception de la vie en société. On peut parier sur le progrès social, sur d’autres manières de travailler, de vivre ensemble.

La révolution numérique peut être une chance pour se parler, pour innover, même s’il y a aussi un risque de confiscation du monde, du savoir-faire et du savoir de l’artisan et de l’ouvrier, par le mode d’emploi de la machine.

C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de lancer le « Manifeste des oeuvriers » avec le journaliste Charles Silvestre et le musicien Bernard Lubat. Il s’agit de restituer cette dimension d’œuvre alors que le travail est taylorisé, même chez les médecins, les infirmières, les enseignants, les magistrats où les activités sont de plus en plus semblables à des actes standardisés.

: Vous avez été l’initiateur de « l’Appel des appels » il y a huit ans. Quel chemin a été parcouru depuis selon vous ?

“Aujourd’hui, on voit bien avec « Nuit debout » et les tentatives de culture alternative qu’il y a un peu partout une remise en cause de cette civilisation néo-libérale qui, de mon point de vue, est à l’agonie, Macron relevant de la bulle politique spéculative. Il y a un discrédit du modèle, on y croit de moins en moins. L’échec du gouvernement a été de continuer avec un logiciel à peu près identique. En somme, on veut nous obliger à être pratiquants alors que nous ne sommes plus croyants (…)

L’idéologie libérale a réussi à dévaloriser le mot même d’utopie. Est-ce que ce n’est pas la source du problème ?

« C’est un mot traité de manière péjorative, non pas comme une fiction romanesque. Il y a une interdiction de rêver. Orsi un homme ne peut pas rêver, il crève. Il faut rêver le monde pour pouvoir le transformer. Je crois qu’un des mérites de la ligne de Pierre Laurent est d’inviter à des débats pour construire des projets. Il faut remettre l’utopie au cœur du discours politique. »

[NDLR : à propos d’utopies,
voir Manifeste pour un nouveau monde]

Réflexions de Jalil Bennani — extraits

L’effondrement dont il s’agit dans cet ouvrage6 est celui de nos catégories de pensée et de notre rapport au temps, du lien entre passé, présent et futur. (..) Il nous montre avec une grande érudition, en s’appuyant sur de nombreux exemples historiques, que les crises résultent d’une rencontre entre un événement et des conditions sociales. Il dénonce avec force l’impréparation de nos sociétés face à un facteur environnemental.

… « l’idée de catastrophe, la catégorie de l’effondrement, constituent le retour du refoulé qui se glisse dans le discours d’une civilisation de l’instant, l’irruption d’une temporalité que l’on veut méconnaître à la hauteur de l’oubli de la mort ». Les causes des catastrophes sont bien les inégalités sociales, l’atteinte à la dignité humaine, la dérégulation de la planète, la course à la rentabilité, les exigences toujours plus grandes de productivité et d’utilitarisme.

Parmi les questions qui m’ont fortement interpellé dans ce livre, je retiens celle relative à « l’homme machine ». Tout au long de ses recherches, Roland Gori a été fasciné par le texte de Tausk7, « La genèse de la machine à influencer au cours de la schizophrénie ».

La construction délirante est la véritable machine qui persécute le schizophrène et elle est isomorphe au corps, plus précisément au fantôme d’une totalité du corps à même de contenir et de donner un sens à ses cénesthopathies. J’avais dans les années quatre-vingt montré dans mon ouvrage Le corps suspect, à quel point l’ouvrier, dont le destin était brisé à la suite d’un accident du travail, s’exprimait comme si son corps était une machine.

La subjectivité est cachée et profondément réprimée. Le patient en appelle à une solution technique.

Ce corps sans plaisir interroge l’imaginaire du corps médical qui a montré bien des résistances aux notions freudiennes. Un corps auquel il n’a été demandé que d’être corps-machine a accepté ce contrat. En cela, il a rejoint la machine industrielle et la machine médicale.

Une machine objectivante et normalisante.8

Robert Linhart a vécu cette expérience en devenant ouvrier spécialisé dans l’usine Citroën de la Porte de Choisy à Paris, en 1968. Il a fait partie des centaines de militants intellectuels qui s’embauchaient dans les usines. Il raconte les rythmes, les méthodes de surveillance et de répression. L’auteur rapporte qu’il n’a jamais autant perçu le sens du mot « économie ». Économie de gestes, de paroles, de désirs. Il faut s’être frotté à cette réalité matérielle pour prendre conscience de sa dureté, des souffrances, des risques et de la mise à disposition du corps au profit de la machine.

Roland Gori rappelle bien dans son ouvrage le « spectre » qui hante nos sociétés, la situation des plus pauvres, des plus vulnérables parmi lesquels figurent les migrants. Ils « viennent de notre futur pour hanter notre présent », écrit-il. Sa réflexion sur le temps s’avère ici essentielle : ‘Penser la catastrophe supposerait que nous puissions changer notre rapport au temps.  Nous sommes aujourd’hui dans un paradoxe : en même temps que l’on nous enjoint de penser à l’avenir, nous nous trouvons contraints par « l’actualisme technique » de la civilisation des machinesIl dénonce « la religion positiviste » qui vient au service de l’industrie et dont nous sommes les héritiers : « C’est sur les ruines de cette révolution symbolique avec ses exigences de productivité, d’utilitarisme, de positivisme et d’efficacité louant la force et la raison instrumentale que se profilent les risques d’effondrement ».

Roland Gori relève très justement que le sujet de la psychanalyse a « besoin des normes de son époque pour pouvoir se les réapproprier et les trahir ». Comme l’artiste, le psychanalyste est témoin et acteur de son époque.9

… L’art, comme la vie, est une réparation par les émotions qu’il produit et des juxtapositions des images, des représentations, des installations… Alors que dans les cultures occidentales modernes, la réparation vise à revenir à l’état original, dans les cultures extra-occidentales traditionnelles la réparation procède de l’inverse. Roland Gori écrit très justement : « La vie moderne est une invitation à effacer les traces ». Cacher, masquer la suture d’un objet réparé est une prétention à revenir à l’identique, ce qui est impossible ou pure illusion…

Roland Gori articule avec brio les notions d’individuel et de collectif, en évitant toute confusion entre l’agent social et le sujet de la psychanalyse.

Et la référence à Winnicott apporte un étayage essentiel à l’ouvrage : « Le traumatisme a bien eu lieu, mais à un moment où, pour une raison ou pour une autre, le patient n’était pas en mesure de l’éprouver… à ce moment de son histoire, il n’avait pas la possibilité d’intégrer le traumatisme qui surgissait», la crainte de l’effondrement devenant alors une tentative de donner au traumatisme une existence psychique et sociale.

(…) Le traumatique est déjà là, avant qu’un événement ne lui permette de se révéler. Roland Gori s’appuie sur Winnicott pour poser cette hypothèse : les effondrements que nous craignons voir advenir dans le futur ou le présent ont déjà eu lieu. Ce qui s’est effondré c’est notre cadre mental, symbolique, psychique pour penser le monde, pour nous penser, ce qui justifie le sous-titre de l’ouvrage L’étrange défaite de nos croyances.

Et si l’effondrement avait déjà eu lieu est un ouvrage fort, psychanalytique, philosophique, sociologique, politique. L’auteur, initiateur de l’Appel des appels, un collectif national « pour résister à la destruction volontaire de tout ce qui tisse le lien social », nous invite à une réflexion riche et incontournable pour inventer de nouvelles catégories de pensée, repenser notre rapport au temps, le lien entre passé, présent et futur, nos oublis, nos croyances.

Sandre Evrard nous livre une autre approche de la pensée de Roland Gori et son analyse de la gestion de la crise du Covid :

« Face à des pouvoirs qui vident le peuple de sa dimension politique, il faut la rétablir » – Le Comptoir 10

Le Comptoir : Vous avez longtemps traité de la question de l’importance du rapport au patient, du dialogue et des affects mis à mal par un type de modernité asséchante et scientiste. Est-ce que ces mesures autoritaires prises pour lutter contre la covid-19 ne viennent pas justement mettre en place une biopolitique qui renforce la négation du citoyen en tant que sujet — et partant porte atteinte à la démocratie, qui est certes un ordre politique, mais aussi quelque chose qui s’ancre dans les mœurs de l’individu ?

Roland Gori :

Notre modernité accroît une hégémonie culturelle, celle de la rationalité instrumentale qui tend à exploiter les individus et le vivant comme un stock d’énergie à exploiter à l’infini.

D’où les problèmes actuels dont on ne dit pas suffisamment quelle part est la nôtre dans l’émergence des épidémies par nos modes de vie et nos industries qui modifient notre biotope. Nous sommes prisonniers de valeurs et d’un système de pensée qui datent du début des sociétés thermo-industriellesCes astres morts continuent à nous éclairer et les normes qu’ils prescrivent contribuent à la catastrophe dans laquelle nous nous trouvons.

Alors, plutôt que de remettre en cause ces normes dont le système de pensée s’effondre, les pouvoirs préfèrent gérer la crise sanitaire avec les moyens traditionnels de la biopolitique des populations.(..).

Mais le problème demeure, d’abord parce que cette prise en charge concerne le court terme et méconnaît que nous sommes actuellement dans ce que l’on appelle une « transition épidémique », c’est-à-dire une transition culturelle qui s’accompagne toujours de l’émergence des épidémies. Ensuite, au lieu de mobiliser les communautés, les peuples, pour lutter contre la pandémie, les pouvoirs politiques gèrent bureaucratiquement et algorithmiquement les populations avec l’arsenal des moyens de la santé publique, de l’épidémiologie et des nouvelles technologies.

C’est la même langue technocratique qui tend à se mondialiser avec des dialectes différents selon les pays et les régimes politiques. Il n’y a pas de représentants des sciences sociales et humaines dans les Conseils de crise, ce qui est significatif d’un déni du caractère social, culturel et psychologique de la crise.

Ce qui passe à la trappe dans cette approche de la pandémie, c’est le sujet singulier du colloque médical comme le concept de peuple, un peuple souverain de ses responsabilités politiques et sociales, un sujet responsable et solidaire.

À la place vous avez la notion de population qui fait de chaque individu un « segment de population statistique » et du peuple une « collection de catégories statistiques » dépourvue de toute dimension politique. Là est la vraie atteinte à la démocratie et pas dans les « gestes barrières », il faut prendre un peu de recul.

« L’extension sociale de la médecine appelée à jouer un rôle de contrôle et de normalisation ne doit pas être confondue avec les services véritables que ses savoirs et ses pratiques rendent. »

À cette défaite de la solidarité sociale et de la responsabilité subjective s’ajoute la notion d’opinion publique, notion qui témoigne de la dégénérescence des concepts et des moyens de penser le collectif.

Cette façon de faire appel aux experts pour justifier tout et son contraire, ces discours contradictoires, mais surtout ces appels au civisme et ces consignes comme « se laver les mains » ou « bien aérer la fenêtre »… Sans parler de ces lois qui semblent impossibles à respecter – et poussent ainsi à leur irrespect. Ne peut-on pas parler ici d’infantilisation ? Le cas échéant, quelles pourraient être les conséquences d’une telle infantilisation ?

… Depuis le XIXe siècle, l’hygiène publique joue deux rôles au moins qu’il ne faut surtout pas confondre. D’une part elle tend à éviter aux humains de tomber malades grâce à un dépistage et à une prévention des facteurs de risques des maladies.

Et, d’autre part elle tend à se transformer en « bible » des conduites, en « orthographe » des comportements en « pathologisant » les moindres des anomalies de comportement.

La notion « molle » de « troubles du comportement » arrive à point nommé pour séquestrer le plus de monde possible dans des dispositifs de contrôle et de normalisation des citoyens.

La néo-psychiatrie est devenue une hygiène du corps social en vue de contrôler et de normaliser, ce n’est pas la même chose que de dépister les facteurs de risques des épidémies et les moyens de s’en protéger. Ce serait une grave erreur. L’extension sociale de la médecine appelée à jouer un rôle de contrôle et de normalisation ne doit pas être confondue avec les services véritables que ses savoirs et ses pratiques rendent, au contraire.

Le politique s’est réduit toujours davantage à une « conduite de conduites » rationalisées en vue d’une production économique et industrielle, un « déblocage épistémologique » comme dit Michel Foucault, qui a permis à la médecine d’étendre à l’infini son pouvoir et son champ de compétence en se mettant au service des pouvoirs. C’est cette « médicalisation de l’existence » que Michel Foucault appelle biopolitique, bio-histoire, somatocratie, dans son essai Naissance de la biopolitique. Cet usage social des savoirs médicaux ne doit pas être confondu avec les découvertes et les soins des praticiens.

« Cette médicalisation du politique et cette politisation du champ de la santé expliquent la dramaturgie de l’“expertise” à laquelle les “experts” se sont livrés au moment de la pandémie. »

L’impression d’infantilisation dont vous parlez est davantage une réaction morale qu’une action politique à la perversion sociale et politique des savoirs médicaux. Ce serait se tromper de cible que de s’en prendre aux mesures sanitaires plutôt qu’au pouvoir en place. Bien au contraire les savoirs médico-biologiques peuvent contribuer à la résistance politique en interrogeant les pouvoirs sur leurs choix décisionnels : pourquoi laisser les grandes surfaces ouvertes et fermer les lieux culturels ? Pourquoi entasser les gens dans des transports en commun et fermer les amphithéâtres ? Pourquoi avoir externalisé la fabrication du matériel sanitaire (masques, tests, respirateurs, médicaments…) en faisant prévaloir les intérêts privés sur le Bien Public ?

L’hygiène publique a aussi, dès la fin du XIXe siècle, servi les intérêts du peuple en obligeant les puissants à reconnaître le rôle des facteurs environnementaux dans la fabrique de maladies (professionnelles en particulier ou le mal-logement).

Cette médicalisation du politique et cette politisation du champ de la santé expliquent la dramaturgie de l’« expertise » à laquelle les « experts » se sont livrés au moment de la pandémie. Ils n’étaient plus savants, mais « experts » et se sont trouvés associés à la crise d’autorité des politiques. Politiques et experts ont ainsi pris les vices de la « société du spectacle » pour reprendre le concept de Guy Debord. Les informations que les politiques et les scientifiques nous ont offertes se sont transformées en « marchandises » vendues à l’opinion publique à la cantonade des réseaux sociaux et des médias afin d’en capter des parts de marché.

Vous avez beaucoup travaillé sur la question de la normalisation des comportements notamment par l’usage abusif de la raison scientifique, mais aussi par celui des statistiques. Que vous inspire cette façon de faire la politique gouvernée par les statistiques et les modèles ? Peut-on voir là aussi une façon de « nous faire taire » pour reprendre vos mots, de fabriquer du consentement et de l’adhésion, car ce qui a été fait serait fait « pour notre bien » ?

Depuis le début du libéralisme, les pouvoirs politiques ont joué sur deux leviers pour conduire la conduite des citoyens : l’économie et l’opinion au nom desquelles ils rationalisent les comportements et fabriquent des habitus, au sens de Pierre Bourdieu, des schémas de pensée et d’action. La rationalité technoscientifique et les statistiques (qui signifient étymologiquement « en rapport à l’État ») sont au premier plan dans cette manière de gouverner au sein d’un univers désacralisé, désenchanté. De fait, les prescriptions d’hygiène publique apparaissent comme un ensemble de règles établies et codifiées par le savoir médical et scientifique qui sert à réguler socialement la société et à conformer les comportements par une soumission sociale librement consentie, car scientifiquement incontournable. C’est le nouage diabolique qui s’est alors historiquement établi entre le capitalisme (néo)— libéral et les savoirs et les pratiques biopolitiques.

… Il s’agit pour les citoyens de se réapproprier une démocratie confisquée par la technocratie et la propagande de la com’ qui fait de l’information une marchandise. Il faut donc décider, mais pas décider dans un individualisme de masse assassin et suicidaire, non, décider démocratiquement par plus de science, plus de parole et plus de responsabilité.

Face à des pouvoirs qui vident le peuple de sa dimension politique, il faut la rétablir. La population c’est le peuple moins la politique, un capital humain sans humanité, il faut rétablir l’humanité.

L’opinion publique, c’est le peuple transformé en marchandise, transformé en consommateurs, il faut remettre du politique et dénoncer un pouvoir qui prend ses décisions aux sondages d’opinion !

… La résistance à cette normalisation sociale insidieuse, à cette infantilisation, elle passe par la restitution de la vérité en sciences et en politique, vérité adultérée par le capitalisme néolibéral. Face aux virus et aux épidémies, c’est la fraternité et la solidarité qui prévalent. On ne s’en sortira pas autrement, car nous entrons dans une ère de turbulences, une période de « transition épidémique » dont la pandémie de covid-19 est la sentinelle.11

Avec Roland Gori, relancer la pensée vers de nouvelles utopies – Nouveau Monde (nouveau-monde.ca)


1 Roland Gori est psychanalyste et professeur émérite de psychopathologie à l’université d’Aix Marseille.« Un monde sans esprit. La fabrique du terrorisme », « L’individu ingouvernable », « La dignité de penser », « La santé totalitaire, essai sur la médicalisation de l’existence ».Engagé dans les débats d’actualité de notre société, il plaide notamment pour « des sciences encore humaines » et s’oppose aux « dérives du scientisme » notamment en psychiatrie et plus largement à « l’instrumentalisation de l’humain ».
2 Roland Gori, Et si l’effondrement avait déjà eu lieu. L’étrange défaite de nos croyances, Les liens qui libèrent, été 2020, 304 pages, 20 €, ISBN : 979-10-209-0864-3.
3  Visioconférence de Roland Gori autour de son dernier livre (appeldesappels.org)4 LA MARSEILLAISE / MARSEILLE / 13/02/2017 | et Jean-François Arnichand

« Politis », n° 1438, du 26 janvier au 1er février 2017.

5 L’Appel des Appels

Nous, professionnels du soin, du travail social, de la justice, de l’éducation, de la recherche, de l’information, de la culture et de tous les secteurs dédiés au bien public, avons décidé de nous constituer en collectif national pour résister à la destruction volontaire et systématique de tout ce qui tisse le lien social.

Réunis sous le nom d’Appel des appels, nous affirmons la nécessité de nous réapproprier une liberté de parole et de pensée bafouée par une société du mépris.

6 [Chronique] Roland Gori, Et si l’effondrement avait déjà eu lieu, par Jalil Bennani (appeldesappels.org)

7

8 Lire l’ouvrage L’établi de Robert Linhart bouleversant qui raconte ce que représente, pour un Français ou un immigré, d’être ouvrier dans une grande entreprise parisienne. Il montre de manière étincelante le rapport que les hommes entretiennent entre eux par l’intermédiaire des objets, ce que Marx appelait les rapports de production.

9 Lire Kader Attia, un artiste de son temps qui a reçu le Prix Marcel Duchamp en 2016. Ses recherches socioculturelles l’ont conduit à la notion de réparation, un concept qu’il a développé philosophiquement dans ses écrits et symboliquement dans son œuvre.

10 PAR GALAAD WILGOS LE 18 MARS 2022

11 Voir aussi Podcast de France Inter où Roland Gori affirme que « le Progrès est un mirage » et une « doctrine de paresseux »

Tribune de Roland Gori dans L’Humanité : « Je suis en colère »

“Attention au relâchement” : l’infantilisation de masse comme stratégie politique, sur la revue Frustration

Roland Gori et Marie José Del Volgo, 2005, La santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence, Paris, Flammarion, 2008.

R. Gori, De la société d’imposture au courage de la vérité, Conférence à Bordeaux, Colloque 24 février 2021.

Max Weber, 1904-1905, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Pocket, 1991.

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